Allocution prononcée par le futur Pie XII lors du voyage pour l’inauguration de la basilique Sainte Thérèse à Lisieux où il représentait le pape Pie XI.
Tandis que dans la majesté des fonctions liturgiques, entouré d’une foule immense qui manifestait sa foi enthousiaste et sa tendre dévotion, je célébrais au nom du Souverain Pontife l’inauguration de la basilique érigée en l’honneur de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, une inexprimable émotion m’envahissait le cœur d’une suavité si pénétrante que je ne voyais pas sans un mélancolique regret approcher le moment de m’éloigner de Lisieux où je venais de vivre ces heures inoubliables et vraiment célestes.
Mais voici que le parfum dont mon âme était tout embaumée me suivait, m’accompagnait au cours de mon voyage de retour à travers la luxuriante fécondité des plaines et des collines de France, de la douce terre de France, souriante dans la splendeur de sa parure d’été.
Et ce parfum m’accompagne encore ; il m’accompagnera désormais partout. Mais, à me trouver aujourd’hui en cette capitale de la grande nation, au cœur même de cette patrie, toute chargée des fruits de la terre, toute émaillée des fleurs du ciel, du sein de laquelle a germé, sous le soleil divin, la fleur exquise du Carmel, si simple en son héroïque sainteté, si sainte en sa gracieuse simplicité ; à me trouver ici en présence de toute une élite des fils et des filles de France, devant deux cardinaux qui honorent l’Église et la patrie, l’un pasteur dont la sagesse et la bonté s’emploient à garder la France fidèle à sa vocation catholique, l’autre, docteur, dont la science illustra naguère ici même cette glorieuse vocation, mon émotion redouble encore et la première parole qui jaillit de mon cœur à mes lèvres est pour vous porter à vous et, en vous, à tous les autres fils et filles de France, le salut, le sourire de la grande » petite sainte « flos campi et lilium convallium (Cant. 2, 1), décor Carmeli (Is. 35, 2), messagère de la miséricorde et de la tendresse divines pour transmettre à la France, à l’Église, à tout le monde, à ce monde trop souvent vide d’amour, sensuel, pervers, inquiet, des effluves d’amour, de pureté, de candeur et de paix.
Mais ce n’est pas seulement le charme de Lisieux et de sa » petite fleur » qui me hante en ce moment, dans la chaire de cette cathédrale, c’est aussi l’impression que fait naître en moi cette cathédrale elle-même.
Comment dire, mes frères, tout ce qu’évoque en mon esprit, en mon âme, comme dans l’âme et dans l’esprit de tout catholique, je dirais même dans toute âme droite et dans tout esprit cultivé, le seul nom de Notre-Dame de Paris ! Car ici c’est l’âme même de la France, l’âme de la fille aînée de l’Église, qui parle à mon âme.
Âme de la France d’aujourd’hui qui vient dire ses aspirations, ses angoisses et sa prière ; âme de la France de jadis dont la voix, remontant des profondeurs d’un passé quatorze fois séculaire, évoquant les Gesta Dei per Francos, parmi les épreuves aussi bien que parmi les triomphes, sonne aux heures critiques comme un chant de noble fierté et d’imperturbable espérance. Voix de Clovis et de Clotilde, voix de Charlemagne, voix de saint Louis surtout, en cette île où il semble vivre encore et qu’il a parée, en la Sainte Chapelle, de la plus glorieuse et de la plus sainte des couronnes ; voix aussi des grands docteurs de l’Université de Paris, des maîtres dans la foi et dans la sainteté…
Leurs souvenirs, leurs noms inscrits sur vos rues, en même temps qu’ils proclament la vaillance et la vertu de vos aïeux, jalonnent comme une route triomphale l’histoire d’une France qui marche et qui avance en dépit de tout, d’une France qui ne meurt pas ! Oh ! Ces voix ! j’entends leur innombrable harmonie résonner dans cette cathédrale, chef-d’œuvre de votre génie et de votre amoureux labeur qui l’ont dressée comme le monument de cette prière, de cet amour, de cette vigilance, dont je trouve le symbole parlant en cet autel où Dieu descend sous les voiles eucharistiques, en cette voûte qui nous abrite tous ensemble sous le manteau maternel de Marie, en ces tours qui semblent sonder l’horizon serein ou menaçant en gardiennes vigilantes de cette capitale. Prêtons l’oreille à la voix de Notre-Dame de Paris.
Au milieu de la rumeur incessante de cette immense métropole, parmi l’agitation des affaires et des plaisirs, dans l’âpre tourbillon de la lutte pour la vie, témoin apitoyé des désespoirs stériles et des joies décevantes, Notre-Dame de Paris, toujours sereine en sa calme et pacifiante gravité, semble répéter sans relâche à tous ceux qui passent : Orate, fratres, Priez, mes frères ; elle semble, dirais-je volontiers, être elle-même un Orate fratres de pierre, une invitation perpétuelle à la prière.
Nous les connaissons les aspirations, les préoccupations de la France d’aujourd’hui ; la génération présente rêve d’être une génération de défricheurs, de pionniers, pour la restauration d’un monde chancelant et désaxé ; elle se sent au cœur l’entrain, l’esprit d’initiative, le besoin irrésistible d’action, un certain amour de la lutte et du risque, une certaine ambition de conquête et de prosélytisme au service de quelque idéal.
Or si, selon les hommes et les partis, l’idéal est bien divers – et c’est le secret de tant de dissensions douloureuses -, l’ardeur de chacun est la même à poursuivre la réalisation, le triomphe universel de son idéal – et c’est, en grande partie, l’explication de l’âpreté et de l’irréductibilité de ces dissensions.
Mais ces aspirations mêmes que, malgré la grande variété de leurs manifestations, nous retrouvons à chaque génération française depuis les origines, comment les expliquer ? Inutile d’invoquer je ne sais quel fatalisme ou quel déterminisme racial. A la France d’aujourd’hui, qui l’interroge, la France d’autrefois va répondre en donnant à cette hérédité son vrai nom : la vocation.
Car, mes frères, les peuples, comme les individus, ont aussi leur vocation providentielle ; comme les individus, ils sont prospères ou misérables, ils rayonnent ou demeurent obscurément stériles, selon qu’ils sont dociles ou rebelles à leur vocation.
Fouillant de son regard d’aigle le mystère de l’histoire universelle et de ses déconcertantes vicissitudes, le grand évêque de Meaux écrivait : » Souvenez-vous que ce long enchaînement des causes particulières, qui font et qui défont les empires, dépend des ordres secrets de la Providence. Dieu tient du plus haut des cieux les rênes de tous les royaumes ; il a tous les cœurs en sa main ; tantôt il retient les passions ; tantôt il leur lâche la bride, et par là il remue tout le genre humain… C’est ainsi que Dieu règne sur tous les peuples. Ne parlons plus de hasard ni de fortune ; ou parlons-en seulement comme d’un nom dont nous couvrons notre ignorance » (Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, III, 8).
Le passage de la France dans le monde à travers les siècles est une vivante illustration de cette grande loi de l’histoire de la mystérieuse et pourtant évidente corrélation entre l’accomplissement du devoir naturel et celui de la mission surnaturelle d’un peuple.
Du jour même où le premier héraut de l’Évangile posa le pied sur cette terre des Gaules et où, sur les pas du Romain conquérant, il porta la doctrine de la croix, de ce jour-là même, la foi au Christ, l’union avec Rome, divinement établie centre de l’Eglise, deviennent pour le peuple de France la loi même de sa vie. Et toutes les perturbations, toutes les révolutions, n’ont jamais fait que confirmer, d’une manière toujours plus éclatante, l’inéluctable force de cette loi.
L’énergie indomptable à poursuivre l’accomplissement de sa mission a enfanté pour votre patrie des époques mémorables de grandeur, de gloire, en même temps que de large influence sur la grande famille des peuples chrétiens. Et si votre histoire présente aussi ses pages tragiquement douloureuses, c’était aux heures où l’oubli des uns, la négation des autres, obscurcissaient, dans l’esprit de ce peuple, la conscience de sa vocation religieuse et la nécessité de mettre en harmonie la poursuite des fins temporelles et terrestres de la patrie avec les devoirs inhérents à une si noble vocation.
Et, néanmoins, une lumière resplendissante ne cesse de répandre sa clarté sur toute l’histoire de votre peuple ; cette lumière qui, même aux heures les plus obscures, n’a jamais connu de déclin, jamais subi d’éclipse, c’est toute la suite ininterrompue de saints et de héros qui, de la terre de France, sont montés vers le ciel. Par leurs exemples et par leur parole, ils brillent comme des étoiles au firmament, quasi stellae in perpetuas aeternitates (Dan. 12, 3) pour guider la marche de leur peuple, non seulement dans la voie du salut éternel, mais dans son ascension vers une civilisation toujours plus haute et plus délicate.
Saint Remi qui versa l’eau du baptême sur la tête de Clovis ; saint Martin, moine, évêque, apôtre de la Gaule ; saint Césaire d’Arles ; ceux-là et tant d’autres, se profilent avec un relief saisissant sur l’horizon de l’histoire, dans cette période initiale qui, pour troublée qu’elle fut, portait cependant en son sein tout l’avenir de la France. Et, sous leur action, l’Évangile du Christ commence et poursuit, à travers tout le territoire des Gaules, sa marche conquérante, au cours d’une longue et héroïque lutte contre l’esprit d’incrédulité et d’hérésie, contre les défiances et les tracasseries de puissances terrestres, cupides et jalouses. Mais, de ces siècles d’effort courageux et patient, devait sortir enfin la France catholique, cette Gallia sacra, qui va de Louis, le saint roi, à Benoît-Joseph Labre, le saint mendiant ; de Bernard de Clairvaux à François de Sales, à l’humble Curé d’Ars ; de Geneviève, la bergère de Nanterre, à Bernadette, l’angélique pastourelle de Lourdes ; de Jeanne d’Arc, la vierge guerrière, la sainte de la patrie, à Thérèse de l’Enfant- Jésus, la vierge du cloître, la sainte de la » petite voie « .
La vocation de la France, sa mission religieuse ! mes frères, mais cette chaire même ne lui rend-elle pas témoignage ? Cette chaire qui évoque le souvenir des plus illustres maîtres, orateurs, théologiens, moralistes, apôtres, dont la parole, depuis des siècles, franchissant les limites de cette nef, prêche la lumineuse doctrine de vérité, la sainte morale de l’Évangile, l’amour de Dieu pour le monde, les repentirs et les résolutions nécessaires, les luttes à soutenir, les conquêtes à entreprendre, les grandes espérances de salut et de régénération.
A monter, même pour une seule fois et par circonstance, en cette chaire après de tels hommes, on se sent forcément, j’en fais en ce moment l’expérience, bien petit, bien pauvre ; à parler dans cette chaire, qui a retenti de ces grandes voix, je me sens étrangement confus d’entendre aujourd’hui résonner la mienne.
Et malgré cela, quand je pense au passé de la France, à sa mission, à ses devoirs présents, au rôle qu’elle peut, qu’elle doit jouer pour l’avenir, en un mot, à la vocation de la France, comme je voudrais avoir l’éloquence d’un Lacordaire, l’ascétique pureté d’un Ravignan, la profondeur et l’élévation théologique d’un Monsabré, la finesse psychologique d’un Mgr d’Hulst avec son
intelligente compréhension de son temps ! Alors, avec toute l’audace d’un homme qui sent la gravité de la situation, avec l’amour sans lequel il n’y a pas de véritable apostolat, avec la claire connaissance des réalités présentes, condition indispensable de toute rénovation, comme je crierais d’ici à tous les fils et filles de France : » Soyez fidèles à votre traditionnelle vocation ! Jamais heure n’a été plus grave pour vous en imposer les devoirs, jamais heure plus belle pour y répondre. Ne laissez pas passer l’heure, ne laissez pas s’étioler des dons que Dieu a adaptés à la mission qu’il vous confie ; ne les gaspillez pas, ne les profanez pas au service de quelque autre idéal trompeur, inconsistant ou moins noble et moins digne de vous ! «
Mais, pour cela, je vous le répète, écoutez la voix qui vous crie : » Priez, Orate, fratres ! » Sinon, vous ne feriez qu’oeuvre humaine, et, à l’heure présente, en face des forces adverses, l’œuvre purement humaine est vouée à la stérilité, c’est-à-dire à la défaite ; ce serait la faillite de votre vocation.
Oui, c’est bien cela que j’entends dans le dialogue de la France du passé avec la France d’aujourd’hui. Et Notre-Dame de Paris, au temps où ses murs montaient de la terre, était vraiment l’expression joyeuse d’une communauté de foi et de sentiments qui, en dépit de tous les différends et de toutes les faiblesses, inséparables de l’humaine fragilité, unissait tous vos pères en un Orate, fratres dont la toute-puissante douceur dominait toutes les divergences accidentelles. À présent, cet Orate, fratres la voix de cette cathédrale ne cesse pas de le répéter ; mais combien de cœurs dans lesquels il ne trouve plus d’écho ! combien de cœurs pour lesquels il ne semble plus être qu’une provocation à renouveler le geste de Lucifer dans l’orgueilleuse ostentation de leur incrédulité ! Cette voûte sous laquelle s’est manifestée en des élans magnifiques l’âme de la France d’autrefois et où, grâce à Dieu, se manifestent encore la foi et l’amour de la France d’aujourd’hui ; cette voûte qui, il y a sept siècles, joignait ses deux bras vers le ciel comme pour y porter les prières, les désirs, les aspirations d’éternité de vos aïeux et les vôtres, pour recevoir et vous transmettre en retour la grâce et les bénédictions de Dieu ; cette voûte sous laquelle en un temps de crise, l’incrédulité, dans son orgueil superbe, a célébré ses éphémères triomphes par la profanation de ce qu’il y a de plus saint devant le ciel ; cette voûte, mes frères, contemple aujourd’hui un monde qui a peut-être plus besoin de rédemption qu’en aucune autre époque de l’histoire et qui, en même temps, ne s’est jamais cru plus capable de s’en passer.
Aussi, tandis que je considère cet état de choses et la tâche gigantesque qui, de ce chef, incombe à la génération présente, je crois entendre ces pierres vénérables murmurer avec une pressante tendresse l’exhortation à l’amour ; et moi-même, avec le sentiment de la plus fraternelle affection, je vous la redis, à vous qui croyez à la vocation de la France : » Mes frères, aimez! Amate, fratres ! «
Tout ce monde qui s’agite au dehors, et dont le flot, comme celui d’une mer déchaînée, vient battre incessamment de son écume de discordes et de haine les rives tranquilles de cette cité, de cette île consacrée à la Reine de la paix, Mère du bel amour ; ce monde-là, comment trouvera-t-il jamais le calme, la guérison, le salut, si vous-mêmes, qui, par une grâce toute gratuite, jouissez de la foi, vous ne réchauffez pas la pureté de cette foi personnelle à l’ardeur irrésistible de l’amour, sans lequel il n’est point de conquête dans le domaine de l’esprit et du cœur ? Un amour qui sait comprendre, un amour qui se sacrifie et qui, par son sacrifice, secourt et transfigure ; voilà le grand besoin, voilà le grand devoir d’aujourd’hui. Sages programmes, larges organisations, tout cela est fort bien ; mais, avant tout, le travail essentiel est celui qui doit s’accomplir au fond de vous-mêmes, sur votre esprit, sur votre cœur, sur toute votre conduite. Celui-là seul qui a établi le Christ roi et centre de son cœur, celui-là seul est capable d’entraîner les autres vers la royauté du Christ. La parole la plus éloquente se heurte aux cœurs systématiquement défiants et hostiles. L’amour ouvre les plus obstinément fermés.
Que d’hommes n’ont perdu la foi au Père qui est dans les cieux que parce qu’ils ont perdu d’abord la confiance dans l’amour de leurs frères qui sont sur la terre, même de ceux qui font profession de vie chrétienne ! Le réveil de ces sentiments fraternels et la claire vue de leurs relations avec la doctrine de l’Évangile reconduiront les fils égarés à la maison du Père.
Au malheureux gisant sur la route, le corps blessé, l’âme plus malade encore, on n’aura que de belles paroles à donner et rien qui fasse sentir l’amour fraternel, rien qui manifeste l’intérêt que l’on porte même à ses nécessités temporelles, et l’on s’étonnera de le voir demeurer sourd à toute cette rhétorique ! Qu’est-elle donc, cette foi qui n’éveille au cœur aucun sentiment qui se traduise par des œuvres ? Qu’en dit saint Jean, l’apôtre et l’évangéliste de l’amour ? » Celui qui jouit des biens de ce monde et qui, voyant son frère dans le besoin, ne lui ouvre pas tout grand son cœur, à qui fera-t-on croire qu’il porte en lui l’amour de Dieu ? » (1 Jn 3, 17.)
La France catholique qui a donné à l’Église, à l’humanité tout entière un saint Vincent de Paul et tant d’autres héros de la charité, ne peut pas ne pas entendre ce cri : Amate, fratres ! Et elle sait que les prochaines pages de son histoire, c’est sa réponse à l’appel de l’amour qui les écrira.
À sa fidélité envers sa vocation, en dépit de toutes les difficultés, de toutes les épreuves, de tous les sacrifices, est lié le sort de la France, sa grandeur temporelle aussi bien que son progrès religieux. Quand j’y songe, de quel cœur, mes frères, j’invoque la Providence divine, qui n’a jamais manqué, aux heures critiques, de donner à la France les grands cœurs dont elle avait besoin, avec quelle ardeur je lui demande de susciter aujourd’hui en elle les héros de l’amour, pour triompher des doctrines de haine, pour apaiser les luttes de classes, pour panser les plaies saignantes du monde, pour hâter le jour où Notre-Dame de Paris abritera de nouveau sous son ombre maternelle tout son peuple, pour lui faire oublier comme un songe éphémère les heures sombres où la discorde et les polémiques lui voilaient le soleil de l’amour, pour faire résonner doucement à son oreille, pour graver profondément dans son esprit la parole si paternelle du premier Vicaire de Jésus-Christ : » Aimez-vous les uns les autres d’une dilection toute fraternelle, dans la simplicité de vos cœurs » (1 P 1, 22). In fraternitatis amore, simplici ex corde invicem diligite !
Ce que je connais, mes frères, de ce pays et de ce peuple français, des directions que lui donnent ses chefs religieux et de la docilité du grand nombre des fidèles ; ce que m’apprennent les écrits des maîtres catholiques de la pensée, les rapports des Congrès et Semaines où les problèmes de l’heure présente sont étudiés à la lumière de la foi divine ; ce que je constate aussi de l’idéalisme avec lequel la jeunesse croyante de la France s’intéresse à la question capitale du prolétariat et à sa solution juste et chrétienne, tout cela certes me remplit d’une ferme confiance que cette même jeunesse, grâce à la rectitude de sa bonne volonté, à son esprit de dévouement et de sacrifice, à sa charité fraternelle, si noble en ses intentions, si loyale en ses efforts, cheminera toujours par les voies droites et sûres. Aussi, loin de moi de douter jamais de si saintes dispositions ; mais, à la généreuse ardeur de la jeune France vers la restauration de l’ordre social chrétien, Notre-Dame de Paris, témoin au cours des siècles passés de tant d’expériences, de tant de désillusions, de tant de belles ardeurs tristement fourvoyées, vous adresse, après son exhortation à l’amour : – Amate, fratres ! – son exhortation à la vigilance, exhortation empreinte de bonté maternelle, mais aussi de gravité et de sollicitude : » Veillez, mes frères ! Vigilate, fratres ! «
Vigilate ! C’est qu’il ne s’agit plus aujourd’hui, comme en d’autres temps, de soutenir la lutte contre des formes déficientes ou altérées de la civilisation religieuse et la plupart gardant encore une âme de vérité et de justice héritée du christianisme ou inconsciemment puisée à son contact ; aujourd’hui, c’est la substance même du christianisme, la substance même de la religion qui est en jeu ; sa restauration ou sa ruine est l’enjeu des luttes implacables qui bouleversent et ébranlent sur ses bases notre continent et avec lui le reste du monde.
Le temps n’est plus des indulgentes illusions, des jugements édulcorés qui ne voulaient voir dans les audaces de la pensée, dans les errements du sens moral qu’un inoffensif dilettantisme, occasion de joutes d’écoles, de vains amusements de dialecticiens. L’évolution de ces doctrines, de ces principes touche à son terme ; le courant, qui insensiblement a entraîné les générations d’hier, se précipite aujourd’hui et l’aboutissement de toutes ces déviations des esprits, des volontés, des activités humaines, c’est l’état actuel, le désarroi de l’humanité, dont nous sommes les témoins, non pas découragés, certes ! mais épouvantés.
Une grande partie de l’humanité dans l’Europe actuelle est, dans l’ordre religieux, sans patrie, sans foyer. Pour elle, l’Église n’est plus le foyer familial ; Dieu n’est plus le Père Jésus- Christ n’est plus qu’un étranger. Tombé des hauteurs de la révélation chrétienne, d’où il pouvait d’un coup d’oeil contempler le monde, l’homme n’en peut plus voir l’ordre dans les contrastes de sa fin temporelle et éternelle ; il ne peut plus entendre et goûter l’harmonie en laquelle viennent se résoudre paisiblement les dissonances. Quel tragique travail de Sisyphe que celui qui consiste à poursuivre la restauration de l’ordre, de la justice, de la félicité terrestre, dans l’oubli ou la négation même des relations essentielles et fondamentales !
Quelle désillusion amère, quelle douloureuse ironie que la lecture des fastes de l’humanité dans laquelle les noms de ceux que, tour à tour, elle a salués comme des précurseurs, des sauveurs, les maîtres de la vie, les artisans du progrès – et qui parfois le furent à certains égards – apparaissent aujourd’hui comme les responsables, inconscients peut-être, des crises dont nous souffrons, les responsables d’un retour, après vingt siècles de christianisme, à un état de choses, à certains égards, plus obscur, plus inhumain que celui qui avait précédé !
Une organisation économique gigantesque a étonné le monde par le fantastique accroissement de la production, et des foules immenses meurent de misère en face de ces producteurs qui souffrent souvent d’une détresse non moins grande, faute de la possibilité d’écouler l’excès monstrueux de leur production. Une savante organisation technique a semblé rendre l’homme définitivement maître des forces de la nature et, dans l’orgueil de sa vie, devant les plus sacrées lois de la nature, l’homme meurt de la fatigue et de la peur de vivre et, lui qui donne à des machines presque l’apparence de la vie, il a peur de transmettre à d’autres sa propre vie, si bien que l’ampleur toujours croissante des cimetières menace d’envahir de tombes tout le sol laissé libre par l’absence des berceaux.
À tous les maux, à toutes les crises, peuvent s’opposer les projets de solution les plus divers, ils ne font que souligner l’impuissance, tout en suscitant de nouveaux antagonismes qui dispersent les efforts. Et ces efforts ont beau s’intensifier jusqu’au sacrifice total de soi-même, pour la réalisation d’un programme pour le salut de la communauté, la disproportion entre le vouloir et le pouvoir humains, entre les plans les plus magnifiques et leur réalisation, entre la fin que l’on poursuit et le succès que l’on obtient, va toujours s’accentuant. Et tant d’essais stériles et malheureux n’aboutissent en fin de compte qu’à exaspérer toujours davantage ceux qui sont las d’expériences vaines et qui réclament impérieusement, farouchement parfois et avec menaces, de vivre et d’être heureux.
Vigilate ! Eh ! oui, il en est tant qui, pareils aux apôtres à Gethsémani, à l’heure même où leur Maître allait être livré, semblent s’endormir dans leur insouciance aveugle, dans la conviction que la menace qui pèse sur le monde ne les regarde pas, qu’ils n’ont aucune part de responsabilité, qu’ils ne courent aucun risque dans la crise où l’univers se débat avec angoisse. Quelle illusion ! Ainsi jadis, sur le mur du palais où Balthasar festoyait, la main mystérieuse écrivait le Mane, Thécel, Phares. Encore Balthasar eut-il la prudence et la curiosité d’interroger Daniel, le prophète de Dieu ! Combien aujourd’hui n’ont même pas cette prudente curiosité ! Combien restent sourds et inertes à l’avertissement du Christ à ses apôtres : Vigilate et orate ut non intretis in tentationem !
Vigilate ! Et pourtant l’Église, répétant la parole même du Christ, les avertit. Depuis les derniers règnes surtout, les avertissements se sont faits plus précis ; les encycliques se succèdent; mais à quoi bon les avertissements, les cris d’alarme, la dénonciation documentée des périls menaçants, si ceux-là mêmes qui, régulièrement et correctement assis au pied de la chaire, en entendent passivement la lecture, s’en retournent chez eux continuer tranquillement leur habituel train de vie sans avoir rien compris ni du danger commun ni de leur devoir en face du danger !
Vigilate ! Ce n’est pas aux seuls insouciants que ce cri s’adresse. Il s’adresse aussi à ces esprits ardents, à ces cœurs généreux et sincères, mais dont le zèle ne s’éclaire pas aux lumières de la prudence et de la sagesse chrétiennes. Dans l’impétueuse fougue de leurs préoccupations sociales, ils risquent de méconnaître les frontières au-delà desquelles la vérité cède à l’erreur, le zèle devient fanatisme et la réforme opportune passe à la révolution. Et quand, pour mettre l’ordre et la lumière dans cette confusion, le Vicaire de Jésus-Christ, quand l’Église, en vertu de sa mission divine, élève la voix sur les grandes questions du jour, sur les problèmes sociaux, faisant la part du vrai et du faux, du licite et de l’illicite, elle n’entend favoriser ni combattre aucun camp ou parti politique, elle n’a rien d’autre en vue que la liberté et la dignité des enfants de Dieu; de quelque côté qu’elle rencontre l’injustice, elle la dénonce et la condamne ; de quelque côté qu’elle découvre le bien elle le reconnaît et le signale avec joie. Mais il est une chose qu’elle exige de tous ses enfants, c’est que la pureté de leur zèle ne soit pas viciée par des erreurs, admises sans doute de bonne foi et dans la meilleure intention du monde, mais qui n’en sont pas moins dangereuses en fait et qui, en fin de compte, viennent tôt ou tard à être attribuées non seulement à ceux qui les tiennent, mais à l’Église elle-même. Malheur à qui prétendrait faire pactiser la justice avec l’iniquité, concilier les ténèbres avec la lumière ! Ouae enim participatio justitiae cum iniquitate ? Aut quae societas luci ad tenebras ? (2 Co 6,14.)
C’est aux heures de crises, mes frères, que l’on peut juger le cœur et le caractère des hommes, des vaillants et des pusillanimes. C’est à ces heures qu’ils donnent leur mesure et qu’ils font voir s’ils sont à la hauteur de leur vocation, de leur mission.
Nous sommes à une heure de crise. À la vue d’un monde qui tourne le dos à la croix, à la vraie croix du Dieu crucifié et rédempteur, d’un monde qui délaisse les sources d’eau vive pour la fange des citernes contaminées ; à la vue d’adversaires, dont la force et l’orgueilleux défi ne le cèdent en rien au Goliath de la Bible, les pusillanimes peuvent gémir d’avance sur leur inévitable défaite ; mais les vaillants, eux, saluent dans la lutte l’aurore de la victoire ; ils savent très bien leur faiblesse, mais ils savent aussi que le Dieu fort et puissant, Dominus fortis et potens, Dominus potens in praelio (Ps 23, 8) se fait un jeu de choisir précisément la faiblesse pour confondre la force de ses ennemis. Et le bras de Dieu n’est pas raccourci ! Ecce non est abbreviata manus Domini ut salvare nequeat (Is 59, 1).
Dans un instant, quand, debout à l’autel, j’élèverai vers Dieu la patène avec l’hostie sainte et immaculée pour l’offrir au Père éternel, je lui présenterai en même temps la France catholique avec l’ardente prière que, consciente de sa noble mission et fidèle à sa vocation, unie au Christ dans le sacrifice, elle lui soit unie encore dans son œuvre d’universelle rédemption.
Et puis, de retour auprès du trône du Père commun pour lui faire part de tout ce que j’aurai vu et éprouvé sur cette terre de France, oh ! comme je voudrais pouvoir faire passer dans son cœur si aimant, pour le faire déborder de joie et de consolation, mon inébranlable espérance que les catholiques de ce pays, de toutes classes et de toutes tendances, ont compris la tâche apostolique que la Providence divine leur confie, qu’ils ont entendu la voix de Notre-Dame de Paris qui leur chante l’Orate, l’Amate, le Vigilate, non comme l’écho d’un » hier » évanoui, mais comme l’expression d’un » aujourd’hui » croyant, aimant et vigilant, comme le prélude d’un » demain » pacifié et béni.
Ô Mère céleste, Notre Dame, vous qui avez donné à cette nation tant de gages insignes, de votre prédilection, implorez pour elle votre divin Fils ; ramenez-la au berceau spirituel de son antique grandeur, aidez-la à recouvrer, sous la lumineuse et douce étoile de la foi et de la vie chrétienne, sa félicité passée, à s’abreuver aux sources où elle puisait jadis cette vigueur surnaturelle, faute de laquelle les plus généreux efforts demeurent fatalement stériles, ou tout au moins bien peu féconds ; aidez-la aussi, unie à tous les gens de bien des autres peuples, à s’établir ici-bas dans la justice et dans la paix, en sorte que, de l’harmonie entre la patrie de la terre et la patrie du ciel, naisse la véritable prospérité des individus et de la société tout entière.
» Mère du bon conseil « , venez au secours des esprits en désarroi devant la gravité des problèmes qui se posent, des volontés déconcertées dans leur impuissance devant la grandeur des périls qui menacent ! » Miroir de justice « , regardez le monde où des frères, trop souvent oublieux des grands principes et des grands intérêts communs qui les devraient unir, s’attachent jusqu’à l’intransigeance aux opinions secondaires qui les divisent ; regardez les pauvres déshérités de la vie, dont les légitimes désirs s’exaspèrent au feu de l’envie et qui parfois poursuivent des revendications justes, mais par des voies que la justice réprouve ; ramenez-les dans l’ordre et le calme, dans cette tranquillitas ordinis qui seule est la vraie paix !
Regina pacis ! Oh ! oui ! En ces jours où l’horizon est tout chargé de nuages qui assombrissent les cœurs les plus trempés et les plus confiants, soyez vraiment au milieu de ce peuple qui est vôtre la » Reine de la Paix » ; écrasez de votre pied virginal le démon de la haine et de la discorde ; faites comprendre au monde, où tant d’âmes droites s’évertuent à édifier le temple de la paix, le secret qui seul assurera le succès de leurs efforts : établir au centre de ce temple le trône royal de votre divin Fils et rendre hommage à sa loi sainte, en laquelle la justice et l’amour s’unissent en un chaste baiser, justifia et pax osculatae sunt (Ps 74, 11).
Et que par vous la France, fidèle à sa vocation, soutenue dans son action par la puissance de la prière, par la concorde dans la charité, par une ferme et indéfectible vigilance, exalte dans le monde le triomphe et le règne du Christ Prince de la paix, Roi des rois et Seigneur des seigneurs.
Amen !